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Littérature russe - Page 9

  • Sa vie par Chagall

    Je vous ai déjà parlé de Chagall cette année, de la rétrospective bruxelloise qui vient de fermer ses portes, de son catalogue, du musée de Nice. En 1922, à Moscou, le peintre achevait d’écrire Ma vie, l’autobiographie de ses années russes. Bella, sa femme, a traduit en français ce texte qu’accompagnent une trentaine de dessins. 

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    Pages de l'édition 1931 de "Ma Vie"

    Marc Chagall est né en 1887 à Vitebsk, « ville triste et joyeuse ! », le jour d’un grand incendie dans le quartier des pauvres juifs : « Je n’ai pas voulu vivre. Imaginez une bulle blanche qui ne veut pas vivre. Comme si elle s’était bourrée de tableaux de Chagall. On l’a piqué avec des épingles, on l’a plongé dans un seau d’eau. Enfin, il rend un faible piaulement. Pour l’essentiel, je suis mort-né. » 

     

    Son père a travaillé comme ouvrier pendant trente-deux ans dans un dépôt de harengs. « Le soir entrait avec lui. » La mère de Chagall n’a pas eu la vie facile, il la revoit frappant la toile cirée de la table, sans « personne avec qui causer. » Elle aimait tant parler – « Mon fils, cause avec moi. »

     

    Chagall se souvient du grand-père barbu, « précepteur religieux », et de l’autre, boucher, et de l’indifférence des siens pour son art. Un oncle a peur de lui tendre la main – « Si je me mettais à le dessiner ? Dieu ne le permet pas. Péché. » Un autre, excellent coiffeur, le seul à être fier de son neveu dans tout le voisinage, refuse pourtant son portrait.

     

    « Au-dessus de la ville » (ci-dessous) montre ce que Chagall voyait du grenier, d’où il aimait observer les allées et venues des habitants, les oiseaux, le ciel, l’agitation quand survenait un incendie. Un temps, il prend des leçons de chant chez un chantre qu’il assiste à la synagogue. Il rêve d’entrer au Conservatoire, d’apprendre le violon ou de devenir danseur, poète…

     

    « Cependant les années s’avançaient. Il fallait commencer à imiter les autres, leur ressembler. » Sa mère l’envoie étudier la Bible chez un rabi, dont le vieux chien roux l’effraye. Un jour, l’animal le mord au bras et à la jambe, avant d’être abattu – il avait la rage. Le médecin ne laisse au garçon que quelques jours à vivre, on l’envoie à Pétersbourg. Lui se sent un héros, l’hôpital lui plaît – « coucher seul dans un lit blanc », du bouillon et un œuf pour déjeuner.  

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    Marc Chagall, Au-dessus de la ville

    Guéri, il rentre à la maison. A treize ans, Marc Chagall est triste, il craint l’âge adulte. A l’école, il se sent devenir « encore plus bête », se met à bégayer. Un camarade regarde ses dessins au mur de la chambre : « Ecoute, tu es donc un vrai artiste ? » Le mot entre en lui, il ne sera jamais commis, comptable ou photographe, comme l’a imaginé sa mère. Elle finit par accepter de l’inscrire à l’Ecole de peinture de M. Pènne, qui lui trouve « des dispositions ».

     

    La vie ordinaire charrie ses malheurs : sa petite sœur Rachel meurt, puis un voisin, veillées, cimetière... Un élève de Pènne, fils d’un gros marchand, devient son ami, et lui laisse « espérer valoir plus que l’humble gosse de la rue de Pokrawskaja ». Ils projettent de poursuivre leurs études artistiques à Pétersbourg. Son père lui jette alors vingt-sept roubles sous la table (« Je lui pardonne, c’était sa manière de donner »), les seuls jamais reçus de lui. 

     

    « L’essentiel, c’est l’art, la peinture, une peinture différente de celle que tout le monde fait. » Où trouver de l’argent et surtout, comment obtenir l’autorisation ? « Je suis israélite. Or, le tzar a fixé une certaine zone de résidence dont les Juifs n’ont pas le droit de sortir. » En 1907, à vingt ans, il s’en va « vers une vie nouvelle, dans une ville nouvelle ».

     

    Tourmenté par les filles – Nina, Aniouta, Olga, Théa –, il finit par oser les approcher, les embrasser. Puis Chagall rencontre Bella : « Je sentis que c’était elle, ma femme. » Il cherche une chambre où elle puisse venir le voir, poser pour lui. Subventionné quelques mois par un ami des arts, il travaille ensuite comme domestique chez un avocat, puis, après avoir été arrêté, s’engage chez un peintre d’enseignes pour pouvoir habiter la capitale.

     

    L’Ecole d’art lui semble du temps perdu, son maître trop négatif. Chagall entre alors à l’Ecole de Bakst chez qui passe « un souffle européen ». Mais de là aussi, il s’en va frustré – est-il incapable de s’instruire ? Trois mois plus tard, Bakst apprécie enfin une toile de lui et l’accroche au mur. Espoir. Le jeune peintre voudrait suivre Bakst à Paris, ses parents refusent de l’accompagner : il doit partir pourtant, écrit-il, même pour vivre seul dans une cage. 

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    Winawer, un député de la Douma, « presque un père », lui achète deux toiles (son premier acheteur !) et subventionne son séjour à Paris. Le Louvre l’éblouit, il lui semble tout découvrir, « surtout l’art du métier ». A la Ruche, il peint sur tout ce qu’il trouve, nappes, chemises, seul devant sa lampe à pétrole, affamé. Bakst qu’il revoit aux Ballets russes accepte de venir voir son travail : « Maintenant, vos couleurs chantent. » 

     

    Chagall raconte ses débuts parisiens, les rencontres avec des artistes, des poètes. La vie est difficile, mais il s’écrie : « Paris, tu es mon second Vitebsk ! » Rentré en Russie pour le mariage de sa sœur, le jeune peintre y est retenu par la guerre : où aller ? Il épouse en 1915 Bella Rosenfeld, fille de bijoutiers. Elle préfère les grandes villes, lui la campagne. Son beau-frère lui trouve un emploi dans un bureau militaire, qu’il abandonne juste avant la révolution de février.

     

    Son nom est proposé au Ministère des Arts, et malgré la méfiance de sa femme, Chagall accepte de diriger l’Ecole des Beaux-Arts à Vitebsk où il se démène pour obtenir des crédits, des professeurs, des élèves – « J’engendrais des dizaines de peintres. » Mais le costume de fonctionnaire soviétique ne lui va pas. Trahi par ses amis, il est expulsé de son école, repart à Moscou où on viendra pourtant le rechercher plus tard.

     

    Sa belle-famille est ruinée – après les pogroms antijuifs viennent les pillages antibourgeois – et Chagall se rend compte que sa peinture n’a plus de place dans l’art prolétarien. Malgré la misère, il veut garder son âme. « Exaspéré, je me suis jeté avec acharnement sur le plafond et les murs du Théâtre de Moscou. » Il réclamera en vain d’être payé. Désespéré, Chagall décide de laisser tout ça pour Paris, les Russes n’ont pas besoin de lui. « Et peut-être l’Europe m’aimera et, avec elle, ma Russie. »

  • Chez A. P. Tchekhov

    « Sur les hauteurs d’Aoutka, tailladées de ruelles étroites et tortueuses qui s’élancent jusqu’au ciel, parmi les échoppes tatares et un entassement de villas blanches, un muret blanchâtre, un portillon, une cour proprette, gravillonnée. Au centre d’un jardin dru et exubérant, une maison d’une propreté idéale, surélevée en sa partie médiane, et sur la porte de cette maison une petite plaque de cuivre : A. P. Tchekhov. 

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    Grâce à cette plaque, lorsqu’on sonne, on a l’impression qu’il est chez lui et qu’il va venir vous ouvrir. Mais c’est une dame entre deux âges qui vous ouvre, très aimable et avenante. C’est Maria Pavlovna Tchekhova, sa sœur. La maison est devenue musée, et elle se visite. » 

    Boulgakov, Voyage à travers la Crimée

  • Boulgakov, années 20

    Dernières notes sur ce premier tome de Boulgakov dans La Pléiade (La garde blanche), dont j’ai repris la lecture au milieu des Articles de variétés et récits (1919-1927). Parmi les sujets de prédilection de l’écrivain russe originaire de Kiev, qui a quitté l’Ukraine après y avoir été mobilisé comme médecin militaire, le problème du logement à Moscou occupe la première place, suivi des méfaits variés de la vodka au travail ou ailleurs, presque toujours évoqués sur le mode burlesque. 

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    Danse des travailleurs, Moscou, 1923 (EnglishRussia.com)

    L’écrivain s’inspire de sa propre expérience pour déplorer que le mot « appartement » soit devenu à Moscou quelque chose qui n’existe plus (Le Moscou des années vingt). Adieu le trois pièces, le deux pièces ou même une seule – un appartement, c’est à présent « n’importe quoi » : un « écouteur de téléphone », espèce de galerie de mine en carton où loge un trio ; une simple chambre qu’il est forcé de partager avec un homme qui ne cesse de jurer, de boire, de faire du scandale.

    « Quand fleuriront aux fenêtres des affichettes blanches indiquant Aloué (sic), tout rentrera dans la norme. La vie cessera de ressembler à une espèce de bagne ensorcelé qui se passe pour les uns sur un coffre dans l’entrée, pour les autres dans six pièces en compagnie de nièces imprévues. » (Certains, en effet, avant qu’on leur impose des cohabitants, se sont arrangés à temps pour mettre un lit dans chaque pièce et échapper à la réquisition.) 

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    Engagé dans un journal privé « du commerce et de l’industrie », Boulgakov, par nécessité, pond de petits articles anecdotiques et satiriques sur les ennuis en tous genres rencontrés dans la vie ordinaire, publique ou privée. « Nos immeubles densément peuplés sont dénués de toute règle de savoir-vivre » : grabuges d’ivrognes, prétendant qui une fois marié pressure sa femme et sa belle-mère, intrusions de la milice… Signé « M.B., homme de lettres, marié, sans enfant, non buveur, cherche chambre à louer auprès de famille tranquille » (Trois sortes de mufleries).

    Les chemins de fer sont le cadre de nombreuses histoires. Voyage d’une chienne en première classe (Une vie de chien), turbulences d’une réunion syndicale dans une gare juste à côté d’une salle où on projette un film (Pandémonium)… Inspiré par le courrier des lecteurs, Boulgakov signe souvent « le rabkor » (correspondant ouvrier d’un journal). Tout y passe : l’alcool, les femmes battues, les règlements absurdes en tous genres, les réunions, les inspections, l’espoir d’une promotion, l’alcool plus facile à trouver que les aliments, l’argent qui manque… En rire pour ne pas en pleurer. 

     

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    Vue de Livadia (Yalta, Crimée) Photo Mosin (Wikimedia commons) 

    Deux récits plus personnels ont retenu mon attention. « Voyage à travers la Crimée », lu en pensant aux événements récents en Ukraine. A Koktebel, « une plage admirable, l’une des meilleures de cette perle qu’est la Crimée : une bande de sable et, tout au bord de l’eau, une étroite bande de petits cailloux de toutes les couleurs, léchés et polis par la mer. » A Yalta, un monde surprenant sur le quai et sur la plage. A Livadia, aux belles villas noyées dans la verdure, les palais désormais affectés au traitement des tuberculeux. L’écrivain raconte sa visite de la maison de Tchekhov devenue musée, avant de reprendre la route pour Sébastopol.

    En note, on apprend que ce récit a été publié en six épisodes. Boulgakov avait séjourné à Koktebel chez un poète, Maximilien Volochine-Kirienko, dont la villa était un refuge pour les artistes, une « communauté de vie amicale et libre ». Pour en devenir membre, il était exigé « d’appréhender la vie avec joie, d’aimer les hommes et d’apporter sa part dans la vie intellectuelle. » Boulgakov ne pouvait en parler ouvertement. Sa femme et lui y sont restés trois semaines. 

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    La maison de Volochine par Konstantin Fyodorovich Bogaevsky (1905)

    « J’ai tué » est la confession d’un médecin qui ressemble beaucoup au jeune Docteur Boulgakov. Il a reçu l’ordre de se présenter dans les deux heures aux bolcheviques mais a trop tardé. La suite est impitoyable.

    Ce qu’on peut lire du Journal intime tenu par Boulgakov de 1922 à 1925, en appendice, vient d’une copie dactylographiée du Guépéou retrouvée dans les archives du KGB. « Ma femme et moi, nous crevons de faim. » (1922)* Des bottes hors d’usage, des dettes, une tumeur derrière l’oreille – « La vie suit son cours, chaotiques, bousculée, cauchemardesque. » Son travail au Gloudok, un journal ouvrier, les nourrit à peine et l’empêche d’écrire pour lui-même. Il gagne assez pour manger, mais pas pour se vêtir correctement. Parfois il se repent d’avoir abandonné la médecine. Placer un article demande d’incessantes démarches d’un journal à l’autre. 

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    Le volume de La garde blanche dans La Pléiade se termine sur un choix de correspondance, des lettres à sa sœur Nadejda et à des proches, de 1917 à 1925. Elles montrent un Mikhaïl Boulgakov préoccupé par le sort de sa famille, de sa mère en particulier, soucieux de la manière dont sont reçues ses premières pièces de théâtre, ses premières œuvres, et bien sûr des problèmes du quotidien : les salaires versés en retard, la hausse constante des prix à Moscou, à commencer par celui du pain, la crise du logement, sa santé… 

    D’après une notice autobiographique rédigée en 1924,  Boulgakov, médecin diplômé en 1916, a écrit son « premier petit récit » dans un train « bringuebalant », une nuit de 1919. Un journal l’a publié. L’année suivante, il décidait de consacrer sa vie à l’écriture. « A Moscou, j’ai longtemps souffert ; afin d’assurer mon existence, j’ai fait le reporter et le chroniqueur dans des journaux et j’ai pris en haine ces fonctions dénuées d’excellence. J’ai par la même occasion pris en haine les rédacteurs en chef, je les hais aujourd’hui et les haïrai jusqu’à la fin de mes jours. »

  • Question

    « Dis-moi, Lev Nikolaïevitch, il y a longtemps que je voulais te poser une question : crois-tu en Dieu, oui ou non ? demanda à brûle-pourpoint Rogojine après avoir fait quelques pas.
    – Quelle singulière question… et de quel regard tu l’accompagnes ! » observa involontairement le prince.
    Il y eut un silence.
    « Moi, j’aime à contempler ce tableau, murmura Rogojine comme s’il avait oublié sa question.
    – Ce tableau ! s’écria le prince sous le coup d’une subite inspiration… ce tableau ! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ?
    – Oui, on perd la foi » acquiesça Rogojine d’une manière inattendue.
     

    Dostoïevski, L’idiot (IIe partie, chap. IV) 

    Holbein Le Christ mort.jpg
    Hans Holbein, Le Christ au tombeau, 1521
    Huile sur bois, 30,5 x 200 cm, Kunstmuseum, Bâle

     

  • Mychkine l'idiot

    Le prince Mychkine m’accompagne depuis que j’ai lu Dostoïevski en rhétorique. L’Idiot, titre moins connu que Crime et Châtiment, m’attirait. Comment l’ai-je lu alors ? Question vaine, réponse impossible. 

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    C’est dans un compartiment de troisième classe du train Varsovie-Pétersbourg que se font face pour la première fois Rogojine, 27 ans, chaudement habillé, « un sourire impertinent, moqueur et même méchant », et un jeune homme blond du même âge qui grelotte dans un manteau sans manches, inapproprié pour une fin de novembre en Russie.

    Interrogé par l’homme en touloupe, il raconte qu’il a passé quatre ans en Suisse où il a reçu un traitement contre l’épilepsie. Son protecteur est mort, il a l’intention de se rendre chez la générale Epantchine, une parente très éloignée, bien qu’elle n’ait pas répondu à sa lettre. Un voisin de compartiment se mêle à la conversation. Lébédev, un fonctionnaire, s’enquiert de l’identité du jeune voyageur : c’est le prince Mychkine, « dernier de la lignée ».

    Rogojine vient à Pétersbourg pour toucher sa part de l’héritage paternel. Il était en froid avec son père depuis qu’il avait dépensé son argent pour offrir des boucles d’oreilles avec deux brillants à Nastassia Philippovna, beauté « entretenue » qui s’affiche tous les soirs au théâtre – son père était allé les récupérer. 

    Les Epantchine ne connaissent pas le prince, et quand il se présente chez eux pour faire connaissance, le général qui a épousé une princesse Mychkine, dernière du nom « dans son genre », est étonné de sa simplicité, celle d’un « pauvre d’esprit », « presque idiot » et sans argent. Mychkine entend le général et son secrétaire Gavrila Ivolguine parler de Nastassia Philippovna, il leur rapporte les propos de Rogojine. Le général engage le prince à son service, il logera chez Gavrila qui dispose de chambres à louer.

    Les portraits des trois filles du général Epantchine, belles, cultivées et d’éducation assez libre, mènent à la question du mariage : Totski, le protecteur de Nastassia Philippovna, 55 ans, voudrait épouser l’aînée, Alexandra ; la plus jeune et la plus belle, Aglaia, est promise à un plus grand destin. Totski a confié au général le problème auquel le confronte sa protégée, la fille d’un voisin ruiné qu’il a recueillie après sa mort et à qui il a procuré une bonne éducation. Belle et intelligente, elle est venue s’installer chez lui et l’accable à présent de ses sarcasmes. Il voudrait la marier avec Gavrila (appelé Gania) qui semble lui plaire, pour s’en libérer. Le général, à qui elle plaît aussi, veut lui offrir en secret un collier de perles pour son anniversaire. 

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    Mychkine devient un familier des Epantchine, curieux de l’entendre raconter sa vie en Suisse, surpris de son amour pour les ânes, fascinés par ses impressions sur une exécution capitale à laquelle il a assisté. La manière dont il s’adresse à chacun est singulière, mais souvent juste. Naïf, il parle sans se soucier de l’effet produit, par exemple quand il trouve Aglaia « presque aussi belle que Nastassia Philippovna » dont il a vu un portrait.

    Quelle sera la réponse de cette « créature » à Gania qui convoite surtout la somme que le général lui a promise en récompense ? Nastassia Philippovna fait scandale partout où elle apparaît par l’audace de ses propos et de ses manières. Quand elle surprend son prétendant chez lui, en famille, Rogojine qui l’a suivie promet devant tout le monde cent mille roubles à Nastassia Philippovna pour qu’elle l’épouse, lui. Le prince s’interpose quand Gania, furieux, veut gifler sa sœur pour avoir traité la visiteuse de « dévergondée », et reçoit le coup.

    L’Idiot (traduit du russe par A. Mousset) ne manque ni de péripéties ni de digressions avant que Nastassia Philippovna ne choisisse clairement entre l’ambitieux Gania, Rogojine le diabolique et le prince Mychkine. Bon et compréhensif à l’égard de tous, quels qu’ils soient, celui-ci devient un bon parti, malgré son « idiotie », grâce à un héritage inattendu. Pour Mychkine, Nastassia Philippovna n’est pas telle qu’elle se montre, sa folie vient d’une grande souffrance.

    Tous se rendent à Pavlovsk pour la belle saison, le prince s’y installe dans la villa de Lébédev. Quand Aglaia semble s’enticher du « chevalier pauvre » (dans un poème de Pouchkine d’après Don Quichotte, un des héros préférés de Dostoïevski), la générale Epantchine commence à s’inquiéter pour sa fille cadette qui tour à tour admire et méprise Mychkine. Nastassia Philippovna a loué la plus belle calèche de Pavlovsk et prend plaisir à troubler la bonne société par son luxe voyant et son train de vie. 

    Autour des protagonistes, une foule de personnages, la société russe. L’auteur multiplie les portraits, s’attache à dévoiler l’être humain sous les apparences et les positions sociales. De longues conversations, à l’occasion de problèmes rencontrés par tel ou tel, abordent toutes sortes de sujets moraux, politiques, religieux, philosophiques…

    Les interventions de Mychkine dans le débat ne relèvent pas du jeu mondain, elles sont sincères et déconcertent ceux qui l’écoutent. Est-ce plus conciliable avec les rites et les règles de la société qui l’accueille que les foucades de l’imprévisible Nastassia ? Entre comique et tragique, L’idiot charrie de manière parfois confuse mais avec passion tous les thèmes de Dostoïevski, hanté par la question du bien et du mal, autour de cette figure inoubliable de la compassion.